FORFAIT_WITHDRAW – SARAH NETTER, MOUNA BAKOULI ET JOHAN CHRIST-BERTRAND

Au printemps 2019, inspirées par le compte Instagram @sadtopographies <1>, nous commençons à circonscrire les contours d’une réflexion sur notre statut de jeunes curatrices d’un art space indépendant : Poverty Island, Loser Lane, Depressed Lake, ROAD TO MISERY…

Accumulant pression, fatigue et précarité, la formule de Bartleby, « I would prefer not to »<2>, nous revient à l’esprit. Farniente, ne rien faire, œuvrer depuis son lit, représenterait une meilleure manière de vivre, une autre voie, peut-être même une révolte douce et joyeuse quand priment productivité et compétition. 

En janvier 2020, lors de la résidence ACROSS#24 de thankyouforcoming à Nice, nous rencontrons Sarah Netter, Mouna Bakouli et Johan Christ-Bertrand, étudiant·es et diplômé·es de la Villa Arson.

Dans leurs œuvres, nous trouvons des mises en formes possibles de cette intuition.

  Sarah Netter se joue, dans ses œuvres, du réemploi de matériaux obsolètes : rembourrage, grillage de poule, papier Q mâché, plâtre, rouille, skaï… En travaillant par modelage, elle préfère à la céramique, la cire, modulable à l’infini. Par la fonte et la refonte des objets créés, elle érige des formes qu’elle recouvre de tissus kitsch glanés sur les marchés et dans les fripes mimant faussement le luxe et l’opulence. Janus (2020) représente une créature à deux têtes haute de près de 3 mètres, qui nous observe emmitouflée dans un vieux carré de pied-de-poule. À la manière d’un sortilège, Riddikulus <3>, où le sorcier métamorphose sa peur la plus profonde en un gag comique, Sarah Netter travestit le dieu romain du commencement et des fins en un être carnavalesque. Toujours dans l’idée de la transformation, elle opère des traductions pirates de tribunes politiques de l’espagnol vers le français « à la recherche d’outils langagiers, théoriques et militants, non euro-centrés »<4>. Ses sculptures « à bas prix » et ses écrits sauvages permettent un décorticage des trans-espaces textuels et visuels <5> rendant la lecture et l’accès à la compréhension possibles pour tout·e·x·s.

Dans l’œuvre de Mouna Bakouli, c’est le cheminement inverse qui se produit. Si dessins et peintures s’effectuent sur des matériaux pauvres et révèlent un goût pour la récupération, le seconde main — autant l’objet déjà utilisé que la chose de seconde zone, le low, le crade, le PMU —, les formes, ici, se dénudent. Le corps est donné à voir au-delà de la chair, les organes jusqu’aux os, fragilisé par « l’angoisse du monde du travail »<6>. Ce regard anatomique montre des êtres vivants sans vigueur, animés par des fluides secs, des « sac[s] d’ordures qui pend[ent] de la tête »<7>. Passé ce premier état de décomposition macabre, elle propose une œuvre aux teintes musicales jouant avec les contretemps, un rapiècement de fragments disparates, « un sauté de cervelles »<8>.
Improvisation, polyrythmie, syncope, le vocabulaire du souffle propre à l’énergie du jazz se prête bien à la description des œuvres de Mouna Bakouli. Par le rythme, le tempo, le rire et la dérision, elle redonne vie à des pantins désarticulés, des petits pois déshydratés, des intestins entrelacés.

Néanmoins, au bord du délabrement, ce corps usé par l’urgence productive en appelle au repos, au retrait du monde. En regard, Johan Christ-Bertrand puise dans les univers de l’animé, du jeu vidéo et de la fantasy, mêlés à des symboles traditionnels, les multiples références qui composent ses toiles à l’ambiance digitale. Il dépeint une épreuve personnelle du jeu, dont l’interprétation ne se fait plus du point de vue du game mais du côté du play, à partir de l’expérience intérieure du joueur<9>. 

L’œuvre au titre évocateur, Hikiko / Memento Mori, (2019) suggère l’intimité calfeutrée d’une chambre où apparaît sur une fenêtre embuée, le mot calligraphié « hikikomori »<10>, désignant un état psychosocial où l’on vit cloîtré, mis au ban de la société. Sur une table en bois vieillie par les années, sont disposés un Transformer <11>, un jeu de dés et la carte d’un paysage en nuit américaine. De cet isolement premier se crée un nouvel univers, de jeu et de fiction, de rôle et de hasard, dont le scénario est déjà écrit, sous-tendant la tragédie d’une prédétermination logicielle.

Dans les jeux d’arcade, dominés par le vertige et la perte de contrôle, le but n’est pas tant de gagner que d’éviter le plus longtemps possible de perdre. Ces trois artistes, à l’image d’une génération tourmentée par les impératifs de l’ambition sociale, persistent, sans déclarer forfait, à croire aux possibilités d’existences et de subsistances collectives.